Extraits
Après les événements parisiens et troublant du printemps 2018, l’auteur cherche à s’apaiser dans un voyage sur les terres de son enfance. La ville consolatrice parmi les oubliées de province meurt de n’avoir aucune vanité. Le centre historique tombe en ruines. Ses industries périphériques disparaissent. Sa reconversion dans le secteur touristique a fait faillite. La ville se lamente les samedis et jours de marché. Autour de la place Sainte-Croix, des hauts-parleurs diffusent des flashes d’information, des rires et des chansons.
Saturnales  est un récit illustré de 201 pages.
Ce voyage se compose de 9 parties : La Ville Fantôme, Le Vagabond, Préambule aux Songes terribles et trompeurs, Plaisirs de Solitudes, Taches Lunaires, Abattoirs, Dans les Jardins de Pozzo, Les Amours de la Grotte, Les Enfants de Saturne.
Villes Fantômes, extraits...
La boutique appartenait à une bossue. Elle était laide à faire frémir, elle n’avait pas de nom. On l’appelait la Bossue. Tu t’en souviens. Va donc chez la Bossue. Elle y vendait tout et n’importe quoi dans des odeurs inqualifiables, sous une assiette retournée en guise d’abat-jour suspendu sur un bain de lumière blafarde. Elle avait pour trésor des invendus d’avant-guerre, dont des cartes postales des rives du Rhin retouchées et coloriées à la main, qu’elle déposait sur un présentoire en acier tournant sur lui-même. La Bossue sortait sur le pas de son commerce contre les chahuts malins des enfants. On s’amusait à en avoir peur. Peu avant de mourir, elle ne vendait plus que des bonbons, et des Malabars roses comme les joues d’un poupon. Un jeune réparateur d’ordinateurs la reprit sans succès.
Le lieu n’était pas seulement connu pour ses odeurs de laque et de shampooing à l’amande douce. C’était, je crois, la fille cadette de la mère Pluche. Le salon se trouvait dans la rue Carnot. Elle s’appelait Fabienne. Elle était célibataire et bien jolie. Ses charmes l’avaient rendue célèbre, parce qu’une ville de province en ses vieux murs fête ses êtres bien jolis. On disait : belle comme Fabienne, ou jolie comme la Pluche. Fabienne était la seule coiffeuse de Loudun à proposer des séances de manucure et de lissages brésiliens. On racontait de vilaines choses à son sujet. Rudy, je me souviens, l’avait vue sortir très tôt d’un club de rencontres situé dans un ancien corps de ferme, sur la route de Chinon. Elle portait à la cheville le lapin de PlayBoy en mignon tatouage. Ses rondeurs étaient aussi souriantes que son visage.
Près de la ruelle Saint-Pierre et de son passage, une galerie marchande fut aménagée autour d’un jet d’eau laborieux. Des poissons rouges tournaient dans sa vasque de granit parsemée de pièces de monnaie miroitantes. Des jeunes gens décidèrent de l’investir pour y boire indociles des bières de clochard, avant que la mairie ne décidât d’y installer une caméra de surveillance. Leurs rires devinrent outrageurs. Ils firent tourner leurs scooters jusque tard dans la nuit. Le vacarme était insupportable. Puis un jour, plus un jeune, plus un bruit, plus un chat sur la place. Je me suis pris en photo dans l’un des reflets du désastre.
Peu avant la tombée d’une nuit sans astres, une vieille femme traversa la rue. Elle portait un cabas de tissu écossais, d’où sortaient rauques de courts miaulements aigus. Elle y répondait d’un ton maternel, chevrotante : ne sois donc pas impatiente, ma douce, comme une chieuvre à sa longe. Je m’en va te donner ton Ronron. Je m’en va te donner ton Ronron. L’ouverture de la porte se fit lente, lente et sonore, bien lente et sonore. La vieille femme entra dans le hangar, craintive comme un hérisson. J’imaginais l’éternel retour des âmes en peine, ayant en héritage la mélancolie de leurs ancêtres. Car elle était à l’image de ma grand-mère maternelle, fille de Saturne, du nom d’Alberte, femme de Henri. Son dos arrondi, sa maigre silhouette, ses petites chaussures en cuir sans talons, son pas de vieille peu assuré la représentaient supportant sans plaintes les souffrances du monde. La chaîne se brise...
Car pour avoir existé, les morts doivent encore survivre sous différentes formes impossibles pour l’heure d’imaginer ni de concevoir. Et sans doute que les vivants auraient tout intérêt à continuer de vouloir les faire exister, d’une manière ou d’une autre, afin de conjurer l’effroyable pouvoir dispersif du temps. C’est encore une question de glissement du possible au probable. Tu te consoles comme tu peux. Je me rassure avec obstination.Dans la ville fantôme, beaucoup de maisons bourgeoises tombent en ruines. La demeure sise au 7 de la rue du Palais aurait appartenu à Théophraste Renaudot. C’est ce qu’on dit au comptoir des cafés, mais pas dans les dépliants touristiques. L’histoire de Théophraste Renaudot, précurseur de la presse et des petites annonces, n’intéresse plus personne. Loudun, sa tour, ses jardins, son histoire. On lui préfère celle des diables, dont il ne reste rien, dont il ne reste rien. Le visiteur se présentant devant la porte Sainte-Marthe n’a été guidé par aucun aphorisme.
Le couvent des Ursulines d’un intégrisme à l’abandon (à ne pas confondre avec celui des Carmes) possédait des dépendances disséminées dans la ville fantôme. L’une d’elles sans idylle s’écroule au Carrefour des Sorcières. Des bruits suspects effraient les enfants. Les petits-fils du grand-père de l’auteur y découvrirent un tas de bobines de pellicule cinématographique, dans leurs boîtes protégées par des sacs postaux en toile de jute. Personne ne sait ce qu’elles sont devenues. Un historien de la seconde guerre mondiale travaillant pour l’office du tourisme de Loudun proposa l’hypothèse d’une cache utilisée par la résistance locale. Elle y aurait entreposé la seule copie française du Dictateur de Chaplin, recherchée par la Gestapo pour la détruire. Les petits-fils du grand-père Dany ramenèrent un sac de bobines à leurs parents, qui le jetèrent aux ordures.
Non loin du cachot découvert par l’usure du temps, où fut torturé l’abbé Urbain Grandier, mon grand-père affirmait que la galerie menant à la prison supportait le sol de son garage de parpaings et de tôles ondulées, de parpaings et de tôles ondulées. Eugène disait du pauvre abbé qu’il avait été la victime consentante des vierges de Loudun, parce qu’il était séduisant, et que sa beauté avait affolé la célèbre Sœur-Jeanne-des-Anges. La pauvre nonne, qui n’avait jamais vu le loup, tremblait de désir en accusant le diable d’avoir pris pour corps celui du bel abbé, celui du bel abbé. Sa mort n’a jamais pu clore son histoire.
Un grand plongeoir attirait les délurés de province. J’y suis monté plusieurs fois. L’altitude est une rareté qui donne des frissons aux plats pays. Quelques mètres suffisent aux désirs d’ascension. La hauteur m’angoissait. J’avais peur d’une chute à me déchirer les entrailles. On retira le plongeoir par principe de précaution, quelques temps avant sa fermeture «provisoire». Ils s’élançaient dans le vide comme des mouettes d’une falaise avide, avides de sensations. Les plus courageux tentaient le saut de l’ange devant de jeunes adolescentes, chamaillées sans passion l’une l’autre sur leurs serviettes éponges, sur leurs serviettes éponges. Les soirs d’été, à l’heure de la fermeture, des hirondelles criaient en rase-motte sur l’eau impure et chlorée de la piscine.
La plus indigne et moderne des constructions de Loudun est une maison de retraite grillagée en club de loisirs. Les hommes se bâtissent des prisons pour eux-mêmes et leurs vieux parents, par souci de confort. J’aimerais moi-aussi vivre le plus longtemps possible, que mes amours en fassent autant, que mes amours en fassent autant — mais je n’arrive pas à les projeter dans un tel lieu, où la mort devient synonyme de liberté, où la vie se conçoit en prison. On l’a construite près des cuisines de l’hôpital de la rue des Vistandines.
Les beautés de l’inconnu s’additionnent sans hâte à celles de l’inutile — jamais pourtant l’inutile aux hommes ne devrait être insignifiant. L’inutile peut guider ton esprit vers l’inconnu. Magnifique ! Le bâtiment s’élève dans le ciel en se donnant des allures de souterrain. Le bas et le haut se sont inversés par un usage déraisonnable des marches de l’escalier. Sans doute a-t-on mis la cave au grenier, de sombres pensées à l’étage supérieur. Les sombres pensées des étages supérieurs s’accordent aux grands espaces des sphères célestes. Tous les enfants de Saturne vous le diront. Dans la plupart des villes fantômes dédaignées par le tourisme, le courage des habitants se manifeste silencieux.
On y vendait insoucieux des cartouches, des hameçons recourbés, des mouches pour la pêche à la truite de couleurs chatoyantes. De magnifiques crans d’arrêt à manche de corne s’alignaient dans des reflets de vaisselle élégante, sous des carabines aux tons d’acajou dressées dans leur compartiment de chêne, dans leur compartiment de chêne. Un beau poignard y était exposé près de son fourreau de cuir cousu main. Je rêvais de le posséder à la ceinture pour mes aventures sur la promenade de la Lice — courageux guerrier parjure, impur, romancé, équipé d’un vieux masque à gaz sorti du grenier de sa maison, ainsi que d’une paire de médailles et d’une grenade américaine désamorcée. La rue du Jeu de Paume était aussi celle des chasseurs-pêcheurs de Loudun.
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